Jean-Michel Truong est un enfant du pays. Né à Wasselonne, il a passé son enfance ici avant de suivre des études à Strasbourg. Aujourd’hui expert reconnu en Intelligence Artificielle – il a créé la première entreprise française dédiée à ce sujet, Cognitech – écrivain et essayiste, il a publié notamment le roman « Reproduction interdite » qui s’intéresse au clonage humain … en Alsace. Dans ce texte qu’il partage avec nous, il se souvient de ses premières années à Wasselonne : nul doute que de nombreux d’entre vous se souviendront avec lui de cette époque bénie.
Je suis né le 16 avril 1950 à Wasselonne, de Truong Ngoc Hau et de Marguerite Lina Beck. Mon grand-père maternel était Emile Beck. Pendant le Front populaire, avec son ami l’ouvrier cordonnier et syndicaliste CGT Charles Beutelstetter, il avait conduit une grève très dure aux usines Amos. Durant la guerre, ils avaient lutté côte à côte dans la Résistance. Dénoncé à la Gestapo, grand-père fut interné au camp de Schirmeck-Vorbrück jusqu’à la Libération. En 1945, Charles Beutelstetter fut élu maire de Wasselonne et mon grand-père conseiller municipal FFI. Il mourut peu après, des suites des sévices subis en camp nazi. Sa maison se trouvait 3, rue des Tanneurs, au bord de la Mossig. Longtemps après sa disparition elle demeura – pieusement entretenue par ses trois vestales, ma grand-mère Anna, ma tante Jeanne et ma grande sœur Brigitte – le creuset de notre famille, jusqu’à la retraite de ma tante qui, trop fatiguée pour entretenir seule une si vaste demeure, la vendit dans les années 1980. Mes parents habitant Paris, nous ne revenions à Wasselonne que pour les congés scolaires.

Emile Beck en porte-drapeau du
Cercle Saint Laurent, en 1930.

Mon grand-père, Emile Beck, en 1914 sous l’uniforme des Uhlans du Schleswig-Holstein où il servait.
Il est à droite, appuyé à la porte du wagon.
Des limbes de ma première enfance, quelques figures resurgissent. Celle de M. Rohbach, qui élevait en bas de la rue des Tanneurs les poulets de nos tables dominicales et qui, à l’automne, y distillait, avec les fruits de sa propre récolte, les quetsches de grand-mère. Celle de M. Regel, qui ne manquait jamais de déposer une botte de carottes ou de poireaux en remontant de son potager, sur l’autre rive de la Mossig. Celles de mes cousins plus âgés – Sepp, Antoine, Robert –, ces demi-dieux qui, le jeudi soir, s’entraînaient au cheval d’arçon et aux barres parallèles dans la salle de la société de gymnastique Saint-Laurent, juste en face de chez nous.

La rue des Tanneurs à Wasselonne en 2016
D’autres, anonymes, comme celle du pêcheur qui, au retour de matinées passées à traquer la truite dans la Mossig, donnait toujours à mon père la primeur de ses plus belles prises ; celle de la fermière, de l’autre côté du pont, chez qui, canette d’alu à la main, j’allais chercher le lait fraîchement trait du petit déjeuner ; celle du facteur, celle du crieur public, dont les nouvelles, bonnes ou mauvaises, suscitaient en grand-mère un intérêt si vif qu’elle les gratifiait toujours d’un verre de son schnaps ; celles des commères du quartier avec qui, à la fonte des neiges, nous allions cueillir du côté de Brechlingen les primevères dont tante Jeanne faisait des tisanes et en compagnie de qui, l’été finissant, nous célébrions, au bord de la Mossig, le rite joyeux du hopfezopfe, étêtant jusque tard dans la soirée des kilomètres de lianes de houblon odorant, au point d’en avoir les doigts verdis et la tête enfiévrée ; celles enfin des garnements avec qui, couchés sur nos luges, nous dévallions la rue, indifférents aux conseils de prudence des adultes. Seul nous arrêtait, à l’autre bout du pont, l’épais portail de la ferme.

Rue des Tanneurs en 1926
Lorsque grand-mère considéra que mes jambes étaient en état d’en supporter l’effort, je fus autorisé à m’aventurer rue du 23 novembre, où habitaient mon oncle Charles Beck, sa femme, tante Marie, et mes cousins et cousines, Lina, Guy, Serge et plus tard bien d’autres. J’avais – et ai toujours – une sorte de vénération pour cet oncle, dont tous les vieux Wasselonnais se souviennent, car il fut le « tourneur » – le projectionniste – du cinéma de l’Etoile. Il avait suivi le général Leclerc en Afrique du Nord, puis, la guerre finie, était revenu s’installer à Wasselonne où il avait repris le métier de mon grand-père, bûcheron et scieur de bois. C’est à cette circonstance que je dûs le seul chagrin de cette enfance heureuse quand, un après-midi d’été, tante Jeanne en larmes avait annoncé à grand-mère que Charles avait eu un accident sur un chantier de coupe, et qu’il avait fallu l’amputer sur place pour le dégager du tronc qui l’écrasait.
Ma nouvelle liberté d’aller et venir par le vaste monde de la rue du 23 novembre me permit de percer le secret d’un de ses personnages. Je découvris ainsi que l’homme aux carottes, le débonnaire M. Regel, y tenait une épicerie où il vendait les produits de son labeur. Mais surtout, l’hiver venu, quand son potager lui en laissait le temps, M. Regel taillait des sabots. D’un seul coup, il rejoignit Gepetto, le père de Pinocchio, au sommet de mon Panthéon imaginaire.
Son échoppe et la crèmerie qui lui faisait face marquèrent longtemps l’extension maximale du domaine qu’il m’était permis de hanter. Un jour pourtant, invité par l’un de mes cousins, je m’enhardis à transgresser cette limite et poussai avec lui jusqu’à la rue de la Poste où, surplombant la Mossig, en face du terrain où plus tard fut édifiée la synagogue, se trouvait la demeure familiale des Origas, cette lignée illustre à laquelle le monde devait ma grand-mère et les demi-dieux de la salle de gymnastique. C’est dans ce rectangle merveilleux circonscrit par la rue des Tanneurs, la rue de la Poste, la rue du 23-novembre et la Mossig que s’inscrivit ma petite enfance.

Un beau jour de Pâques je reçus ma première bicyclette et l’univers n’eut plus de bornes pour moi. Franchissant d’un coup de pédalier résolu le pont sur la Mossig, je m’aventurai jusqu’à la Poste, et au-delà jusqu’à la gare, où je découvris le secret d’un autre de mes héros : M. Robach, l’homme qui sur les volailles avait droit de vie et de mort, l’alchimiste qui d’un jus de mirabelles ou de questches extrayait l’eau-de-vie que facteur et crieur tenaient si haut en estime, détenait un pouvoir mille fois plus redoutable : celui d’arrêter et mettre en branle, d’un coup de sifflet impérieux, les puissantes locomotrices. L’ange exterminateur de gallinacées, le démiurge aux alambics, était chef de gare. Le chef de gare. Jupiter en personne. Jamais mes camarades d’école parisiens ne me croiraient.
La découverte d’une possibilité de vie intelligente outre-Mossig eut un impact décisif sur ma vie : nos parties de luge se transportèrent vers la côte, d’une longueur proprement olympique, de la route de Westhoffen, où se trouvaient aussi les quetschiers et pommiers de grand-mère. Le monde n’était pas enclos dans mon carré magique. Au-delà de la crête, il y avait la mythique Westhoffen, que je ne connaissais que par ouï dire, et au-delà encore bien des lieux – tout un univers – à conquérir.
Plus tard, mes parents ouvrirent un restaurant à Strasbourg, et je fis ma scolarité au collège Saint-Etienne puis au lycée Fustel-de-Coulanges, avant d’entreprendre des études de psychologie et de philosophie à l’université Louis-Pasteur. Par la suite, la vie m’éloigna de plus en plus de l’Alsace, vers Paris d’abord, puis en Côte d’Ivoire, en Iran et enfin en Chine où j’ai vécu ces vingt-six dernières années. Pourtant, en dépit de l’éloignement dans le temps comme dans l’espace, le 3 de la rue des Tanneurs à Wasselonne est demeuré l’épicentre de mon existence, ce point d’appui dont Archimède disait qu’avec son aide, il soulèverait le monde.
Jean-Michel Truong
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Avec mes parents et mon frère Christian, en 1955
(probablement prise au parc de l’Orangerie à Strasbourg)